« Aussi confiant que nous pouvons l’être de notre pratique clinique, celle-ci est biaisée car nous mettons à jour nos propres filtres d’interprétation grâce à ces mêmes filtres d’interprétation !
( … ) Dans une certaine mesure, nous sommes tous prisonniers de ces cadres de perception qui déterminent la façon dont nous considérons nos expériences. Un cycle d’auto-confirmation se développe souvent, de sorte que, nos hypothèses aveuglément acceptées façonnent les actions cliniques qui servent alors seulement à confirmer la véracité de ces hypothèses. » Brookfield 2000
Depuis les cinquante dernières années, de nombreuses études (Wolf 1959, Sternberg et al 2011, Witt et al 2012, Testa et Rossettini 2016) ont mis en évidence que si un praticien croit au traitement qu’il administre et est convaincu de son résultat, le patient aura des meilleurs résultats (effet Pygmalion), de la même façon si un praticien n’est pas persuadé du traitement proposé alors celui-ci sera moins efficace (effet Golem).
Vue sous cet angle, tous les thérapeutes devraient donc continuer à croire à ce qu’ils sentent, et croire en l’efficacité de leur diagnostic palpatoire et de leur traitement manuel :
Et pourquoi pas ?
Nos patients vont mieux, c’est donc que nos croyances sur nos traitements sont justes.
Sauf que la corrélation n’implique pas la causalité : exemple de l’effet Cigogne
La démographie de la population alsacienne augmente de façon proportionnelle au nombre de cigogne. Il existe donc une corrélation positive entre ces deux évènements. Mais cela apporte t-il la preuve à la croyance populaire qui associe les cigognes aux naissances ?
Peut être que la localisation est plus envisageable (la natalité en milieu rurale est plus importante que dans les villes, et les nids de cigognes sont plus nombreux dans les villages que dans les villes), ou bien encore la période (pic de natalité du printemps qui correspondent à la période de migration des cigognes).
Même si ces 2 événements sont corrélés, il n’y a donc pas forcément de cause à effet.
De la même façon ce n’est pas parce que le patient va mieux que le traitement manuel en est la cause. Il y a plein d’autres facteurs envisageables : l’évolution naturelle du symptôme, ou aussi les processus d’auto-guérisons qui sont sollicités par les attentes et les croyances du patient (Tracey 2010).
Nous ne pouvons donc justifier nos croyances à propos de nos traitements uniquement par le résultats de ces derniers.
Même si nos croyances ne l’expliquent pas, du moment que ce la fonctionne, où est le problème?
Effectivement il n’y a pas de problème tant que cela fonctionne. Mais voyons un cas clinique d’une « descente aux enfers » d’un patient :
A la suite d’un week-end à la campagne, un patient consulte son généraliste pour des douleurs lombaires non spécifiques survenues sans raison apparente. Elles lui font mal quand il se penche en avant et cela l’empêche de mettre ses chaussettes le matin.
Après deux semaines de traitement anti-inflammatoire et antalgique, le médecin prescrit des radiographies. Les radios montrent un « pincement discal », du coup le médecin prescrit une IRM qui montre une petite « hernie discale ».
A la suite de ce diagnostic la douleur du patient augmente fortement et le médecin lui redonne des anti-inflammatoires , mais voyant l’inefficacité de ceux-ci, il oriente son patient vers une infiltration sous contrôle radiologique.
Les deux infiltrations ne fonctionnant pas, le radiologue lui indique une bonne adresse de chirurgien.
Mais le patient ne veut pas se faire opérer. Il va donc voir son kiné qui lui dit que sa « sangle abdominale est faible » et qu’il faut la renforcer pour protéger la hernie discale. Le patient renforce sa sangle abdominale pendant 2 mois mais rien ne change.
Il va ensuite voir un chiropracteur qui lui dit que certaines vertèbres ne sont pas bien « alignées » et que sa colonne et son bassin ont besoin d’être bien « remis en place ». Après quelques manipulations la douleur disparaît complètement quelques jours…et puis la douleur revient et empire.
Sa compagne qui le voit souffrir lui donne l’adresse de son thérapeute shiatsu. Le patient est très sceptique et cartésien, mais après que le thérapeute lui a appuyer sur quelques points douloureux dans les membres inférieurs la douleur disparaît. Le patient se dit que quelqu’un a trouvé la cause de sa douleur et que le « déséquilibre » est enfin réglé. Mais la douleur revient deux semaines après.
Le patient ne désespère pas, il consulte un acupuncteur qui lui « rééquilibre les énergies » en agissant sur ses « méridiens », un ostéopathe ensuite trouve sa « lésion primaire » à l’aide d’une « perception subtile » accessible qu’à certain élus, et en rééquilibrant sa vitalité, miracle, la douleur s’en va…pendant trois semaines…mais elle revient et devient constante et ce, quelques soient les mouvements et les positions.
Le patient devient de plus en plus frustré, personne ne trouve la cause de sa douleur, et les différents thérapeutes ont des discours complètement antagonistes. Le patient ne comprend plus ce qu’il lui arrive et se demande ce qu’il va devenir avec un dos si fragile (pas aligné, pas assez musclé, des fascia trop tendus, des énergies déséquilibrées et un MRP asynchrone témoignant d’une faible vitalité).
Finalement de peur de se fragiliser encore plus, il arrête le sport, s’empêche de porter ses jeunes enfants, devient anxieux de la moindre activité et il désespère et devient aigri car il ne comprend pas pourquoi à son âge il est handicapé à ce point. Il ne comprend pas pourquoi on ne trouve la cause de sa douleur et personne ne peut lui expliquer son problème.
Ce type d’histoire arrive très fréquemment (70% à 80% des français sont confrontés au moins une fois à un symptôme douloureux pouvant être invalidant qui altère la qualité de vie) et nous nous sommes tous plus ou moins retrouvé confronter à ce type de patient au cabinet à un moment de son histoire.
Dans chacun des cas ci dessus, les thérapeutes suivant leur dogme, croyaient, en ce qu’il ressentaient et ont essayé de corriger les « anomalies » (lésion, hernie, blocage, asymétrie, tension, faiblesse, force vitale…) chez ce patient.
Pourquoi dogme ? Parce que jusqu’à présent, AUCUNE PREUVE SOLIDE n’a mis en évidence l’existence (et bien au contraire) :
et la liste est encore très très longue :
Le problème de ces croyances, c’est qu’ « elles contredisent l’axiome que le corps est solide, robuste et adaptable » (Greg Lehman) et elles volent au patient sa propre capacité à se soigner tout seul :
Enfin, ELLES NE FOURNISSENT AU PATIENT AUCUNE EXPLICATION RATIONNELLE * :
Les neurosciences ont fait des découvertes révolutionnaires ces 15 dernières années sur la douleur et elles permettent aujourd’hui :
Malheureusement trop peu de thérapeutes y sont sensibilisé. Et c’est dans cette optique que les prochains post seront dédiés à la la construction tout au long de l’année, d’un petit manuel de « neurophysiologie appliquée à la prise en charge de la douleur ».
Pour conclure sur les croyances et la thérapie manuelle.
Je suis bien conscient de mes propres filtres de croyance, et quand je pose mes mains sur un patient, j’ai forcément des attentes en fonction de mes connaissances, notamment sur les effets physiologiques attendus. Et j’y crois, sinon les effets seront moindre, mais en aucun cas je n’effectue un geste ou je ne donne une indication au patient :
Laurent
* j’entends par rationnelle : qui est conforme à la raison, qui paraît logique, raisonnable, conforme au bon sens ; qui raisonne avec justesse (autrement que par l’affirmation de dogmes farfelus)
Références
Brookfield S 2000 Clinical Reasoning and Generic Thinking Skills. In: Higgs J, Jones MA (eds) Clinical Reasoning in the Health Professions 2nd edn. Butterworth-Heinemann
Chaudhry H, Schleip R, Ji Z, Bukiet B, Maney M, Findley T. Three-dimensional mathematical model for deformation of human fasciae in manual therapy. J Am Osteopath Assoc. 2008 Aug;108(8):379–90.
Hartman SE, Norton JM: A review of King HH and Lay EM, « Osteopathy in the Cranial Field, » in Foundations for Osteopathic Medicine. Sci Rev Altern Med 2nd edition. 2004, 8,2:24-28
Kendall NAS, Main CJ, Watson PJ (2009). Tackling Musculoskeletal Problems : A Guide for Clinic and Workplace-Identifying obstacle using the Psychosocial Flags Framework. London, The Stationerry Office
Sommerfeld et al. Inter- and intraexaminer reliability in palpation of the ‘‘primary respiratory mechanism’’ within the ‘‘cranial concept’’ Manual Therapy 9 (2004) 22–29
Sternberg E, Critchley S, Gallagher S, Raman VV. A self-fulfilling prophecy: linking belief to behavior. Ann N Y Acad Sci 2011;1234:83e97.
Wolf (Stewart), « The pharmacology of Placebo ». Pharmacologic Rev. 1959 ; 11 : 689-704.
Testa M, Rossettini G, Enhance placebo, avoid nocebo: How contextual factors affect physiotherapy outcomes, Manual Therapy (2016)
Tracey I. Getting the pain you expect: mechanisms of placebo, nocebo and reap- praisal effects in humans. Nat Med 2010;16:1277e83.
Tullberg T, Blomberg S, Branth B, Johnsson R. Manipulation does not alter the position of the sacroiliac joint. A roentgen stereophotogrammetric analysis. Spine. 1998;23(10):1124-8;
Wertli, MM. et al. The role of fear avoidance beliefs as a prognostic factor for outcome in patients with non specifici low back pain: a systematic review. Spine J. 2014;14(5):816-36.
Witt CM, Martins F, Willich SN, Schutzler L. Can I help you? Physicians’ expectations as predictor for treatment outcome. Eur J Pain 2012;16:1455e66.
Je suis ostéopathe, d’abord clinicien et puis mon parcours m’a amener a participer à des projets de recherche et d’enseignement.
A la sortie de mes études, remplies de dogmes thérapeutiques de la SEO (sainte église ostéopathique), je ne savais pas faire grand chose, et je ne comprenais pas pourquoi mes traitements fonctionnaient ou pas. Cette approche ne convenait pas à ma démarche d’analyse critique. J’ai donc choisi de suivre un parcours plus universitaire et je me suis plongé dans l’Evidence Base Medecine en participant à des publications d’articles scientifiques et en travaillant sur des projets de recherches (toujours en cours). Et je me suis rendu compte que comme dans le monde de l’ostéopathie, la médecine était aussi pleines de fausses croyances, et que leur modèle biomédical de la prise en charge de la douleur ne convenait pas vraiment.
C’est dans les neurosciences que j’ai pu enfin trouvé la voie du milieu entre tradition et sciences biomédicales.
Je me suis donc intéressé aux mécanismes neurophysiologiques de la douleur et grâce au courant Australien très en pointe (Robert Elvey, Lorimer Moseley, David Butler, Peter O’sullivan…) j’ai trouvé un intérêt particulier à prendre en charge la douleur sur le modèle bio-psycho-social, en portant un intérêt particulier aux douleurs du nerf (neuropathique). Dans le suivi des travaux d’Elvey, c’est en 2007 que j’ai eu la chance de rencontrer et suivre un élève de Bob Elvey, Philip Moulaert que j’assiste maintenant.
Durant mes différentes formations à l’étranger je me suis rendu compte qu’il y a avait peu de français. Je me suis aussi rendu compte que la langue était un barrage à l’arrivée des découvertes révolutionnaires de ces 15 dernières années, qui sont en train de changer la thérapie manuelle. Je voulais partager cela avec les thérapeutes manuels qui sont intéressés par ces informations mais qui n’ont pas le temps ou la compétence pour s’informer sur le sujet.
Les post sur ce blog auront donc deux buts :
• apporter des informations à jour sur la douleur et la thérapie manuelle,
• susciter l’analyse critique de notre pratique au vu des meilleurs niveaux de preuves disponibles
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Un grand merci pour cet article très clair !! Belle journée