Ce chapitre est dense, il pose les bases de la compréhension nociception / douleur.
Il fait suite au chapitre introductif « La douleur n’est pas synonyme ni de lésion tissulaire, ni de nociception »
Quand on regarde les exemples du chapitre précédent on comprend donc que les axiomes suivants sont essentiels à intégrer dans notre pratique clinique (L. Moseley, Painfull Yarns) :
Pour comprendre un peu plus en détails et maitriser ces concepts voici un bout de neuroscience de la douleur et de neurophysiologie.
Sont abordés ci dessous la nociception, la sensisibilisation périphérique, la sensibilisation centrale, la modulation et la douleur.
La nociception correspond à l’activité dans les fibres nociceptives (Aδ et C).
La sensibilisation, c’est l’augmentation du volume de cette activité, elle peut être périphérique (nocicepteurs ou sur le trajet du nerf) ou centrale (médullaire ou corticale) (ci-dessous)
NOCICEPTION EN DETAIL : des nocicepteurs jusqu’au cortex
La nociception est un processus d’encodage neural d’un stimulus nociceptif et de sa transmission du corps vers le cerveau : il correspond à l’activité des fibres afférentes à haut seuil de stimulation (Aδ et C) et de leur projection.
En plus simple la nociception c’est le processus de détection d’une menace et la transmission du message de danger vers le cerveau.
Ce processus ce déroule en plusieures étapes :
I-Phase de détection d’une menace (Premier nocicepteur):
Les « clochettes à danger », ou nocicepteurs sont des terminaisons nerveuses libres. Elles réagissent à la stimulation d’un danger potentiel :
Une fois la « clochette » stimulée, elle dépolarise la membrane du nerf dans laquelle elle est enfouie et transforme son message en influx électrique : c’est la transduction.
Puis il transmet cet influx électrique le long du premier nocicepteur (c’est la transmission).
Le message nociceptif se transmet dans les fibres Aδ et C :
Ces fibres sont peu ou pas myélinisées et de petit calibre. La vitesse de transmission est beaucoup plus lente (0,5 à 40 m/s) que celle des fibres Aα (80-120m/s) qui véhiculent la proprioception ou les Aβ (40-90m/s) qui véhiculent le tact fin :
II- La Sensibilisation Périphérique ou Augmentation potentielle de la menace dans les tissus.
La définition est la suivante :
« Réactivité augmentée des neurones nociceptifs en périphérie et diminution de leur seuil d’excitation à la stimulation de leurs champs réceptifs. » Woolf 2011
Cela veut tout simplement dire augmentation du volume : pour un même message d’intensité identique, celui ci sera amplifié dans le temps et dans l’espace.
Plusieurs phénomènes et systèmes peuvent sensibiliser les « clochettes à danger »
Lors d’une lésion et/ou une inflammation, les cellules sanguines libèrent une « soupe périphérique » de substances chimiques (histamine, prostaglandine, bardikinine…) interagissant entre elles et sensibilisant les nocicepteurs. Ce processus est responsable de l’hyperalgésie primaire.
Exemple d’hyperalgésie primaire :
Quand vous allez sur la plage et que vous restez longtemps au soleil. Les rayons du soleil stimulent vos nocicepteurs thermiques (si vous ne mettez pas d’écran total) pour vous prévenir de vous protéger. Si vous restez trop longtemps au soleil, votre peau va brûler, c’est le coup de soleil. Du coup pour réparer vos tissus le corps produit une inflammation, celle ci va rendre plus sensible votre peau le temps de la réparation, et donc les stimulus thermiques non douloureux en tant normal, le seront : si vous prennez une douche, l’eau chaude vous redéclenchera la douleur. C’est l’hyperalgésie primaire.
3.1 Activation des nocicepteurs silencieux : par reflexe de la première stimulation nociceptive le système sympathique peut, aider à recruter des neurones non excités directement (neurones silencieux (« S ») ), augmentant l’information nociceptive.
3.2 Le « réflexe sympathique » va aussi en périphérie augmenter la vaso-dilatation et donc l’extravasion de bradykinine (BK) qui a un rôle dans la sensibilisation des nocicepteurs et dans l’inflammation.
Tous ces phénomènes augmentent la taille du champ réceptif de l’information nociceptive initiale, quand vous vous piquez, la zone douloureuse s’étend autour de la piqûre:
III- Le message nociceptif atteint la moelle et rencontre le deuxième nocicepteur :
La transmission du message nociceptif entre les deux nerfs se fait dans la corne dorsale de la moelle.
Les fibres nociceptives (C et Aδ) communiquent avec un deuxième neurone. Celui ci peut être spécifique à la nociception ou non spécifique. C’est le cas des neurones WDR (Wide Dynamic Range) qui reçoivent les informations des fibres Aβ, Aδ et C. Ils sont à l’origine de l’allodynie.
Ce passage de relais est modulée (voir chapitre 1 théorie de la porte) :
Il existe plus de 400 neurones controlant le passage de l’information entre le premier neurone et le second neurone.
Sur site il existe des cellules non neurale (microglie astrocyte) libérant des neurotransmetteurs excitateurs ou inhibiteurs modulant ce passage.
3.1 Modulation endogène excitatrice : Sensibilisation centrale et facilitation descendante
3.1.1 La facilitation descendante s’explique par la libération de cholécystokinine (CCK) ou de monoxyde d’azote (NO) par les neurones descendant à la jonction entre le premier et le deuxième neurone.
Dans ce cas l’information en provenance de la fibre C sera amplifiée par le WDR
3.1.2 La sensibilisation centrale
La définition officielle de l’ IASP est la suivante : « Réactivité accrue des neurones nociceptifs dans le système nerveux central face à des stimuli normaux ou inferieurs à leur seuil d’activation. »
Je préfère celle de Smart et al 2010 : « Amplification du signal neurologique au niveau du système nerveux central générant une hypersensibilisation », car cette définition reprend l’idée de volume augmenté.
Cela peut se produire par un certain nombre de mécanismes qui s’expliquent par une plasticité médullaire, s’adaptant aux stimuli afférents, ou à des informations descendantes (facilitation descendante par libération de CCK).
Ces mécanismes sont les suivants :
Cette plasticité modifiée devient un relais actif d’augmentation du signal nociceptif : le seuil d’activation des neurones diminue (il devient plus facilement excitable) et le champ réceptif augmente (la zone de surveillance s’étale).
Elle explique l’allodynie et l’hyperalgésie secondaire (voir image ci-dessous) :
Si la majeure partie de la littérature se concentre sur les changements physiologiques dans la moelle épinière, il a également été démontré des changements de traitement sensoriel supra-spinale avec des augmentations de l’activité cérébrale dans le cortex cingulaire antérieur, l’insula et le cortex préfrontal.
3.2 Modulation endogène inhibitrice
Heureusement la modulation inhibitrice existe. Elle permet de diminuer le signal.
Il y a plusieurs mécanismes pouvant activer cette inhibition.
Ces libérations de neurotransmetteur inhibiteur sont 18 à 33 fois plus efficaces que les drogues de synthèses : gratuit, sans ordonnance et sans effet secondaire (Loh et al 1976).
ET LA DOULEUR ?
C’est un mélange subtile de nociception, sensibilisation (périphérique/centrale) facilitation, inhibition, dishinibition, et surtout d’un CODAGE PRÉDICTIF CORTICAL* de l’information nociceptive et non-nociceptive (Iannetti et Moureaux 2010).
C’est le système d’alarme tout entier.
Ben Cormack donne cette métaphore, la nociception, c’est le voyant qui s’allume quand vous n’avez plus d’essence, il vous informe du danger de la panne d’essence.
Le niveau de douleur est similiare à la réaction que vous allez avoir face à ce voyant allumé :
Lorimer Moseley donne une définition différente de celle de l’IASP :
La douleur une expérience émergente consciente qui sert à susciter une réponse comportementale de protection vis à vis de tous les éléments de preuve plausible de menace.
Lorsqu’on a mal, cela signifie que le corps a répondu plusieurs questions : quelle est la meilleure situation que je puisse de te proposer pour que tu te sortes de ce merdier ?
Avant de répondre à cette question, le cerveau a scanné auparavant tous les systèmes du corps (immunitaire, endocrinien, cardiaque, digestif, autonome…) et les a déjà sollicité essayer de nous sortir d’un ou plusieurs dangers potentiels.
Quand il estime qu’il faut faire quelque chose de plus, il nous envoie le signal la douleur. Ce système de codage prédictif est expliqué par les mathématiciens et les neuropsychologues (Friston 2012) qui ont défini le modèle du cerveau bayesien.
Le cerveau fait des maths, des probabilités inversées plus exactement (on appelle cela des inférences) : en fonction de toutes les informations qu’il reçoit de tous les systèmes, ils les échantillone dans la moelle, puis les scrute, les processe, les code et enfin il nous donne la perception de ce qu’il estime être le choix le plus approprié dans notre situation (M. Thacker parle de « Best Guess »)
Notre perception (de la douleur entre autre) n’est qu’une illusion d’un codage d’informations en provenance de notre environnement et de tout notre corps. Les meilleurs exemples de perceptions sont les illusions optiques. Ma préférée est la suivante (Anderson B. et Winawer Nature 2005) :
Sur cette image on distingue clairement les pièces d’échecs blanches en haut et noir au dessous.
Sauf que si on modifie le fond sur lequel les pièces d’échecs sont posées voici ce que cela donne :
Ce sont exactement les mêmes pièces !!! Et même en le sachant maintenant, vous pouvez regarder l’image précédente vous serez incapables de voir que ces pièces sont les mêmes, votre perception vous donne des pièces blanches en haut et noirs en bas.
Les entrées visuelles de luminosité sont intégrées et codées, votre perception ne reflète absolument pas la mesure de la luminosité. Pour la douleur c’est la même chose, elle ne reflète pas de la mesure des dégats de votre organisme, ni même de combien de nocicepteurs sont impliqués.
Ce calcul mathématique fonctionnel que fait nos neurones, a été modélisé par S. Dehaene le définissant comme l’espace de travail neuronal global :
Pour l’expérience consciente de la douleur, L.Moseley a simplifié cet embrasement de la neuromatrice (voir chapitre précédent), et l’a appelé Neurotag. Quand ce schéma s’allume dans le cerveau, il déclenche une expérience de douleur :
Gifford avait 10 ans d’avance et avait déjà proposé ce modèle de codage prédictif dans son Modèle de l’organisme mature (schéma ci-dessous traduit modifié et adapté de Gifford 1998 puis Puentedura et Louw 2012 ) :
Le système nerveux centrale analyse tous les signaux minutieusement :
Expériences passées : qu’est ce qui s’est passé en rapport au contexte de cette douleur auparavant (je suis resté bloqué 3 semaines la dernière fois ?)
L’état émotionnel : l’anxiété, la peur de la douleur, la dépression…
Notre comportement : l’attention constante sur la douleur, la colère qu’elle génère, l’évitement du mouvement, la peur de bouger…
Nos croyances négatives : » je suis asymétrique, dans ma famille c’est génétique , j’ai de l’arthrose c’est sans issue et cela ne fera que s’agraver, mon dos est fragile, je risque d’être paralysé « . Ces fausses idées nous laissent supposer que notre corps est fragile et que c’est une fatalité.
Nos expériences passées : « j’ai déjà eu mal au dos et la dernière fois c’était terrible, je ne veux pas revivre cela… »…
Notre environnement, notre état de fatigue, notre état de santé, notre sommeil, nos connaissances, notre culture, la représentation somatotopique corticale du Soi, le contrôle moteur (adaptatif et maladaptatif), les comportements bénéfiques passés dans des situations identiques observées chez nous ou chez les autres…
La perception de DOULEUR nous permet de modifier notre comportement et notre physiologie.
C’est comme cela que des informations nociceptives, ne se transformeront pas forcément en douleur. Elles sont codées comme informations non importantes et le cerveau nous produit une perception de non douleur (Voir l’exemple de Betany Hilton la surfeuse dans l’artile précédent). Le meilleur choix pour Betany était de survivre, pas d’avoir mal.
A l’inverse des informations non-nociceptives pourront êtres codées et le cerveau nous fournira la perception de douleur car il aura calculé que notre corps doit faire quelque chose pour changer la situation estimée comme dangereuse (l’exemple de l’ouvrier qui tombe sur le clou). Le meilleur choix est d’avoir mal (le clou dans la chaussure, lui dit d’aller tout de suite aux urgences).
Quels sont les messages clés de toutes ces informations dans notre pratique :
*Si il était impossible de ne pas parler du codage prédictif et du cerveau bayesien pour la douleur, un post spécial plus complet lui sera dédié plus tard.
REFERENCES (soulignées en gras les plus importantes):
Je suis ostéopathe, d’abord clinicien et puis mon parcours m’a amener a participer à des projets de recherche et d’enseignement.
A la sortie de mes études, remplies de dogmes thérapeutiques de la SEO (sainte église ostéopathique), je ne savais pas faire grand chose, et je ne comprenais pas pourquoi mes traitements fonctionnaient ou pas. Cette approche ne convenait pas à ma démarche d’analyse critique. J’ai donc choisi de suivre un parcours plus universitaire et je me suis plongé dans l’Evidence Base Medecine en participant à des publications d’articles scientifiques et en travaillant sur des projets de recherches (toujours en cours). Et je me suis rendu compte que comme dans le monde de l’ostéopathie, la médecine était aussi pleines de fausses croyances, et que leur modèle biomédical de la prise en charge de la douleur ne convenait pas vraiment.
C’est dans les neurosciences que j’ai pu enfin trouvé la voie du milieu entre tradition et sciences biomédicales.
Je me suis donc intéressé aux mécanismes neurophysiologiques de la douleur et grâce au courant Australien très en pointe (Robert Elvey, Lorimer Moseley, David Butler, Peter O’sullivan…) j’ai trouvé un intérêt particulier à prendre en charge la douleur sur le modèle bio-psycho-social, en portant un intérêt particulier aux douleurs du nerf (neuropathique). Dans le suivi des travaux d’Elvey, c’est en 2007 que j’ai eu la chance de rencontrer et suivre un élève de Bob Elvey, Philip Moulaert que j’assiste maintenant.
Durant mes différentes formations à l’étranger je me suis rendu compte qu’il y a avait peu de français. Je me suis aussi rendu compte que la langue était un barrage à l’arrivée des découvertes révolutionnaires de ces 15 dernières années, qui sont en train de changer la thérapie manuelle. Je voulais partager cela avec les thérapeutes manuels qui sont intéressés par ces informations mais qui n’ont pas le temps ou la compétence pour s’informer sur le sujet.
Les post sur ce blog auront donc deux buts :
• apporter des informations à jour sur la douleur et la thérapie manuelle,
• susciter l’analyse critique de notre pratique au vu des meilleurs niveaux de preuves disponibles